Cela fait quelques semaines déjà que je n’ai rien pondu. Peut-être est-ce dû au trop plein de spiritueux de cette période d’agapes, à la sourde langueur inhérente aux chaleurs extrêmes de l’été austral, ou est-ce la lecture approfondie de l’œuvre de H.P. Lovecraft qui me plongea dans une torpeur fantasmatique… Ou plus simplement une vieille flemme des familles. Toujours est-il que profitant de la plus que bienvenue fraîcheur de Cañete, je m’en vais de ce pas vous narrer, par le menu, le retour au sud que je fis en compagnie du camarade Pato et de sa compagne Claudia. Mais d’abord, et en accéléré, un rapide résumé des épisodes précédents mais non contés.
Avec les compagnons Thomacito – le viking au crâne rasé à la carrure d’allumette cramée – et Pato, nous passâmes cette fin d’année 2017 à jouer aux touristes (presque) de base. Visite de la ligne 6 (automatique) de Santiago dont la ville s’enorgueillit, bien qu’elle fonctionne correctement une fois sur deux (moment « magnifique » dixit la copine Amélie qui n’a visiblement jamais fréquenté le métro de Rennes), fête, visite du Cajon del Maipo, chouille, discours du candidat Guiller (PS) et surtout de Pepe Mujica devant la Moneda avant la branlée électorale du premier, cuite, musée de la Mémoire, beuverie, route des poètes, teuf, Fête anniversaire du Movimiento Popular Manuel Rodriguez (dissident du Frente Popular Manuel Rodriguez), gouel, découverte des Siete Tazas et du restaurant Viejas Cochinas (qui ce peut traduire par les Vieilles Cradingues) resto hyper réputé et bon marché de Talca, beuverie (aidée en cela par le don d’un paco, à nos potes de Molina, de 40 litres de vins rouges « tombés d’un camion »), concert d’une école de musique autonome et autogérée, proposant La Cantata de Santa-Maria de Iquique, chouille, pièce de théâtre au stade national avec une œuvre autour de la vie de Ramon Ramon, ouvrier libertaire ayant tenté d’assassiner le général à l’origine du massacre de la Santa-Maria de Iquique et dont le frère fait partie des victimes… Noël avec trois méga-bouffes en deux jours dans les familles de Pato et Claudia et Nouvel an à El Tabo en compagnie des copains Amélie et Ricardo et deux potes à eux (avec quelques apéros au milieu pour pas perdre la main… Ou le foie). Suivi, pour dire un ultime au-revoir al compadre, d’une petite sauterie.
Voilà de manière non exhaustive ce qui se passât entre notre retour du sud et le retour du retour au sud. Manque une ou deux fiestas mais je pense que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
Donc nous voici à nouveau en route pour Temucuicui à l’invitation des werken (porte-parole) Jaime et Jorge Huenchullian. Petit détour touristique par le Salto de Laja, superbes cascades presque à sec car en amont on y a construit un magnifique barrage au prix de l’expropriation d’une communauté mapuche (reléguée à plusieurs centaines de km dans une zone inondable !) ; et par Negrete. Et lorsque je vis Negrete, mon cœur s’emplit de joie à l’idée de ce merveilleux jeu de mot aussi facile que culinaire. A l’écriture de ces quelques lignes j’en ris encore. Nous arrivons en fin d’après-midi et sommes accueillis chez les parents de ceux-ci où a lieu l’anniversaire d’une de leurs nièces. Plein de gamins partout à courir et à profiter d’un plan d’eau pour se rafraîchir sous ce soleil de plomb. Moment très agréable à converser, notamment avec Don Juan, le patriarche de la famille. Je ne sais pas si j’ai déjà eu l’occasion de le dire mais le Lof (communauté) de Temucuicui a une importance assez considérable dans l’histoire des luttes mapuche. Imaginez qu’au milieu des années 1970, trois de leurs membres sont allés jusqu’à Santiago demander au gouvernement militaire la restitution de leurs terres ancestrales. Il en fallait des bolocks ! Et pas qu’un peu. Autant dire qu’ils l’ont bien senti passer leur velléité territoriale.
Le lendemain nous nous mettons en route pour Collipulli, commune voisine, où a lieu un trawun extraordinaire. Un trawun est une rencontre culturelle, spirituelle et politique à laquelle sont invitées diverses communautés. Celui-ci a de particulier qu’il doit parler essentiellement de lutte, légale et clandestine. Les mapuche s’attendent à un durcissement de la répression à leur égard. L’arrivée au pouvoir de Piñera, droite ultra-libérale mâtinée de fascisme à l’ancienne n’est pas pour les rassurer. A ce stade du récit je dois dire la chance d’être invité à ce rassemblement où ne sont autorisé aucun étranger aux Lofs en lutte. Mais Jorge et Jaime ont souhaité notre présence et le lonko Victor (autorité, chef de lof), connaissant notre travail, a accepté bien volontiers, ainsi que les autres délégations présentes. Nous arrivons au milieu de l’après-midi sur les terres du Lof Kollu Mawull Mapu (Terre Rouge Arbre Rouge). Chaque Lof a, sur les terres communes, un Keni, construction en bois, en arc de cercle profond de 2 à 3 mètres d’un rayon de 50/60 mètres. Le toit et la façade extérieure sont couverts de branches et de feuilles d’eucalyptus et de canelo, l’arbre sacré. Entre les deux extrémités du Keni, trône le Rewe, « totem » de la communauté. Celui-ci est composé d’un tronc d’arbre dans lequel on a creusé une sorte d’escalier. Il est entouré de branches (bambou, canelo…). Ce Keni est orienté plein est avec vue sur un volcan au sommet enneigé. Toute la parcelle est entourée d’arbres. Au sud et au nord des eucalyptus d’entreprises forestières et à l‘est d’un bosquet d’arbres natifs. Toutes les femmes et les petites filles portent la robe noire traditionnelle, agrémentée de tabliers et de chemises colorées. Elles arborent fièrement les bijoux classiques mapuche. Les hommes, eux, ont leur poncho et le trarilonko (couronne du chef), un bandeau de laine aux couleurs et motifs variés. Dans ce repaire de repris de justice (tous les Huenchullian sont passés par la case prison ; jorge a un mandat d’arrêt sur le dos ; le lonko est en attente de verdict pour violence sur policier…) je reconnais plusieurs visages déjà vus lors de manifestations ou autres moments de « grandes embrassades » mapucho-policières. Chaque communauté ou délégation a une zone propre dans ce Keni devant laquelle on commence à allumer un feu pour les repas à venir. On décharge bouffe, matelas, gamins… Installation de chiottes sèches. Bref, on se prépare à 4 jours intenses.
A 19h, au son d’une corne, on annonce l’arrivée de la Machi (autorité spirituelle) qui va « présider » ce trawun. Celle-ci vient de très loin car les communautés d’ici n’en ont plus pour le moment.
A 20h je suis tellement fumé par les feux de bois (il y a au moins 10 feux autours de moi) que je suis presque à point pour être becqueté.
Enfin, vers 20h30, la corne sonne le début de la cérémonie. Autour du Rewe, lonkos et werkens entament les discours. J’aurais aimé vous faire part de la fougue, de la profondeur de ceux-ci. De la force et de la grandeur des mots utilisés. Malheureusement je n’avais pas avec moi mon carnet de notes et je ne me suis pas permis d’enregistrer ni filmer ce moment (ni le reste du trawun d’ailleurs). Ca et surtout le fait que la quasi intégralité des discours, hors un court passage en winkadungun (langue de l’envahisseur, l’espagnol), ont été prononcés en Mapudungun. Autant dire que je n’ai pas bité le moindre truc pendant 2 heures ! Rien, que dalle, nitra , peau d’zob ! Après cela a commencé réellement la cérémonie. Chants, danses autour du Rewe accompagnés de kukun (cornes) trutruca (sorte de trompe) de pifilka (flûte à deux sons, un en aspirant l’autre en expirant, de quoi t’hyper-ventiler en 2 secondes mais eux peuvent en jouer pendant des heures sans broncher), de grelots et du Kultrun(tambour sacré) de la machi. Je mentirais si je disais que j’ai dansé. Ceux qui me connaissent savent que je préfère choper une bléno dans un bas-fond sordide plutôt que de danser. Au moins la bléno suppose qu’à un moment tu as pris du plaisir. Mais je dois bien avouer une certaine satisfaction à ces rythmes hypnotiques. Presque une transe. Une dizaine de cavaliers, la plupart sans selle (régime sévère sûrement) tournaient au galop autour du kenipendant qu’hommes et femmes dansaient en rythme autour du Reweet de la machi bien assise sur sa chaise. Et tout cela a duré toute la nuit. Jusque vers midi, sans relâche. Toute la nuit à danser. Ceux qui le voulaient pouvaient faire une pause casse dalle ou micro sieste.
En plein milieu de la nuit, dans le noir complet avec ces sons, les cavaliers, fantomatiques, un ciel étoilé je vous dis que ça, le Rewe qui semblait bouger seul et cette litanie mélodique en mapudungun j’ai eu l’expérience mystique la plus chelou qui soit. A un moment, pendant ce qui m’a semblé durer 15/20 mn, plus une pensée ne m’est venue ni en français ni même, pourquoi pas, en espagnol. La seule chose qui me passait par la tête était du pur breton. Je ne pratique que peu cette langue mais tout ce que j’appris lors de ma formation m’est revenu en pleine tronche ! Impossible de formuler une idée dans une autre langue. Comme dirait l’autre, étonnant non ? Et sans alcool ni psychotropes !
Las, au petit matin, nous apprenons la mort d’une des fondatrices du Lof Temucuicui. A l’âge « probable » de 80 ans. Une grand-mère si importante – Jorge nous dira que beaucoup de son savoir culturel vient de la Gringa (son « père » biologique était un propriétaire terrien américain) – que le Trawun est ajourné. La partie politique continuera en février. Merde, sans moi… La cérémonie continuera jusque vers 16 heures avec une pause Paline, sport traditionnel, sorte de hockey où deux équipes de 16/18 personnes s’affrontent à coup de huiְñe (crosse) sur un terrain de presque 200 mètres sur 5. Sans aucune protection. Autant dire que les ratiches et les tibias prennent souvent cher.
Après les salutations d’usage, tout le Lof de Temucuicui rentre en convoi à la maison de la défunte, début de funérailles de 3 jours au moins. Je ne sais pas si c’est moi qui porte la poisse ou si justement j’ai beaucoup de chance mais en 4 voyages c’est mon troisième enterrement de personnage de haut rang (ou d’Alger, je ne sais plus). Après un dernier repas avec les proches de la défunte et une grande partie de la communauté nous rentrons enfin nous pieuter après ces 48h de rituels.
Demain départ pour La Isla Mocha.