Négationnisme




En cette matinée bien chaude et étouffante, alors que nous nous rendons à Londres 38, merveille architecturale en plein cœur de Santiago que la junte a ingénieusement transformée en centre de torture, une chose bien plus importante que la visite de ce haut lieu de massacre nous saute aux yeux, à mon camarade et à moi. Surtout à lui d’ailleurs, tant il semble perpétuellement aux aguets, à la recherche d’exotisme : les cheveux coupés au carré sont super tendance cette année. Et ça le fait grave. Thomas, c’est le nom de mon coreligionnaire à la peau de normand touchée pour la première fois par des UV, n’en peut plus de tourner la tête, de droite et de gauche, ébloui par tant d’ingéniosité capillaire. Je le soupçonne d’avoir passé des entretiens chez Jean-Louis David, sans m’en parler, à seule fin de pouvoir à son tour triturer du cuir chevelu, permanenter et peroxyder, dans un élan créatif qui n’aurait eu d’égale que la virtuosité d’un vivi-sectionneur de L’Oréal pour apporter à mon poil tous les bienfaits du pétrole et du Karité.
C’est sur cette heureuse découverte que nous arrivons à Londres, jolie rue santiaguinote chargée d’histoire, à deux pas d’une église devenue musée de la colonisation. Nous sommes attendus pour participer à une réunion préparatoire à une marche d’ex prisonniers politiques, puis à la marche elle-même. Cette marche a pour but de demander au gouvernement de revaloriser leurs maigres pensions. Gouvernement qui reste sourd depuis des années à cette légitime doléance. Il y a une particularité de cette pension des plus étonnantes. Ce sont les Nations-Unies qui donnent au Chili l’argent que l’état doit redistribuer. En d’autres termes, le Chili ne donne pas un peso à ces gens qui ont perdu leur emploi, le droit de vivre où ils sont nés, leurs gonades, leur dignité… Et donc cette joyeuse bande de vieux combattants décide de marcher sur la Moneda, de manière totalement interdite, puisque manifestation non déclarée. Thomas et moi sommes chargés de prendre des photos et des sons de l’action. Les organisateurs pensent être emmerdés par les pacos, mais tout ce passe bien. Tellement bien que rapidement nous sommes à la Moneda et que faute de vieux se faisant matraquer nous n’avons plus rien à faire. On se pose sous un arbre et on attend.
On attend,
On discute avec des gens venus à notre rencontre pour nous remercier de notre soutien,
On attend.
Un groupe de touristes 8, 10 personnes, arrive, accompagné d’une guide. A la langue et à l’accent, ils sont étasuniens. On écoute d’une oreille distraite.
          – Allende est le premier président marxiste élu de l’histoire.
Ok, ça  on savait. A chaque fois qu’un guide pour gringos parle d’Allende c’est « le premier président marxiste élu de l’histoire ». J’avais déjà eu l’occasion devant le mémorial du cimetière générale d’assister à cette même scène. Un an plus tôt.
          – Allende a nommé le général Pinochet à son poste. […] le général a offert à Allende de quitter le pouvoir, sans représailles, il lui promettait la vie sauve. Mais Allende s’est entêté et n’a pas accepté l’offre du général.
Premier vomissement. Avec Thomas on se regarde, nous demandant si on a bien compris. Elle continue son speech.
        
         – La torture et les exécutions. Alors oui. Il y a eu des morts. On parle de beaucoup de torturés. Ce que l’on sait c’est que le général ne voulait pas en arriver là. Qu’il a été désobéi par beaucoup de ses commandants […] beaucoup de ses opposants l’on comparé à Hitler…
          – Ooooooooooooooooo (un cri de consternation général de cette noble assemblée de retraités yankees)
         – Mais tout ça est très exagéré. On sait que le général était un homme bon, qui aimait beaucoup sa famille et les enfants.
Je re vomis. Mais le pire est dans la fin de cette brillante intervention.
       
         – Alors aujourd’hui il y a une bataille d’experts. Combien de morts ? 2.000 ? 3.000 ? Difficile à dire. (Nb : certains experts parlent de 50.000 dans les premières semaines du coup d’état !) Mais si l’on compare à ce qui s’est passé en Argentine, on peut dire que la répression au Chili a été modérée. Presque 100.000 morts pour 35 millions d’habitants en Argentine contre 3.000 pour 17 millions d’habitants au Chili. On ne peut pas comparer.
De comprendre ce que j’entends et qu’à 2 mètres je vois mes potes, survivants, torturés, dont certains ont eu la moitié de la famille décimée, comme ce jeune homme qui demain va récupérer les crânes de son père, de ses oncles et de son grand père, tous disparus le même jour et dont les corps ont été retrouvés l’année dernière et les têtes cette année… Les vainqueurs ont toujours écrit l’histoire. Aujourd’hui le tourisme de masse impose sa propre vision des événements.  Je crois que c’est après cette réflexion que j’ai vomi pour la dernière fois.
Photos à venir…

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