Résumé de l’épisode précédent : nous sommes tombés dans une embuscade : casque du matin, chagrin.
En me réveillant, j’ai vraiment cru que le pisco artisanal m’avait rendu aveugle. J’entendais la voix de Pato résonner dans ma tête mais impossible de savoir d’où venait le son. Et puis quand j’ai réussi à ouvrir les yeux je me suis aperçu que non. Je voyais encore. Un peu flou mais je voyais. J’enfile mon falzar, je prends mon sac et hop ! Dans la Gusmobile (une voiture de location pas chère). J’arrive à conduire avec encore 2 grammes dans le sang jusqu’à Pucón où nous attendent Antoine et Johanna.
Après une petite après-midi détente, à faire connaissance, accompagnés d’une bonne bière bien fraîche pour remettre les idées en place, nous prenons la route direction Los Alerces, à quelques kilomètres de Villarica. Nous sommes attendus par la lonkoJuana Calfunao, que j’avais eu plaisir à recevoir chez moi, au nom d’Ingalañ bro an Alre, deux ans auparavant pour une interview radio (sans parler de ce qui suivit, à savoir une très belle soirée dans le plus beau cinéma du monde : Les Arcades à Auray, Morbihan). Elle était alors en déplacement en Europe, principalement pour rendre visite à sa plus jeune fille, en exile en Suisse, chez sa tante.
Après une vingtaine de bornes effectuées sur le pire chemin caillouteux qui puisse se trouver (des pierres énormes et pointues, des nids de poules, que dis-je, d’émeus, le pot d’échappement qui racle 100 fois la piste ; je ne compte plus le nombre de fois où j’ai cru perdre la caution de la voiture de location !) nous arrivons enfin chez cette légende vivante. Juana est une vraie combattante. Elle a luté durement pour préserver ses terres. Les autorités avaient en projet de faire passer une route (inutile) en plein milieu de sa communauté, la Comunidad Juan Paillalef. Les pacos lui ont tout fait. Maisons incendiées, matériels agricoles et de sérigraphie détruits, draps et vêtements lardés au couteau, violences physiques (elle n’a presque plus de dents d’origine, os de la figure éclatés… elle a perdu le bébé qu’elle attendait !), incarcérations arbitraires, torture… Ils ont cramé son chien devant les yeux de la petite dernière, une dizaine d’années au moment des faits. Ça, plus le fait que toute sa famille a été attaquée sur sa propriété par quelque 500 policiers armés et casqués, avec hélicoptères et blindés, on comprend les raisons d’un petit traumatisme. Ils ont même tiré à l’arme lourde sur les chevaux. Sans en profiter pour les bouffer. Quel gâchis ! Ah oui, ils ont aussi arrosé d’eau de javel toutes les réserves alimentaires… On trouve encore des éclats de grenades dans son champ et aux alentours, et d’autres preuves de la violence de l’interpellation. Elle a fini par gagner. Après des années de prison.
Nous passons une agréable soirée à deviser. Elle nous parle de la création du drapeau Mapuche, une de ses (co)créations, raconte sa vie, son combat, ses exploits. Dont un reste célèbre, puisque télévisé, où elle assène quelques paires de baffes au juge qui la condamne, avant que les flics comprennent ce qui se passe et finissent par la maîtriser. Elle nous raconte ses procès et son arrestation avec humour. Ses combats à venir. En effet, un projet de multiples barrages en amont du fleuve qui borde sa communauté est en cours. Qui défigurerait définitivement ce petit coin de paradis : pas de paix pour les braves…
Le lendemain, après un petit déjeuné accompagné de sopailpillasmaisons, nous reprenons la route. Ou plutôt la piste. Le compagnon de Juana, Kurrimangk, nous explique que la route est dans cet état pour faire chier les flics. Même avec leurs 4×4, ils sont obligés de rouler au pas en slalomant entre les rochers et les crevasses. Du coup, ce chemin m’est des plus sympathiques !
Après une petite après-midi de route, nous arrivons à Puerto Choque, sur la côte. Les alentours de la petite ville, sise entre océan et montagnes, ont tout d’une zone de guérilla. Des blindés sillonnent les routes, coupées par endroits par des arbres barrant la voie. Des départs de feu dans les bosquets de pins et d’eucalyptus sont visibles un peu partout. C’est dans ce décor d’insurrection (18 interpellations la veille dont un mapuche qui à perdu un œil) que nous allons passer la soirée, chez Emilio Berkhoff et Peggy, sa compagne. L’année dernière, nous l’avions rencontré deux fois dans sa prison de Lebu, au nord d’ici. Accusé, entre autres, d’incendies volontaires de forêts privées, il encourait plusieurs dizaines d’années de prison. Autant buter un mec, ça coûte moins cher. Il a fini par sortir, faute de preuve, mais le ministère public à fait appel et il repasse au tribunal le 27 février. Il est plutôt confiant, d’autant que les témoins masqués (particularité de la loi anti-terroriste de Pinochet confirmée par la socialiste, pardon, par Bachelet : l’accusation peut produire n’importe quel témoin, qui n’a à se justifier ni de son identité, ni de son rapport avec l’accusé ; il témoigne visage masqué sans que la défense puisse demander des gages de bonne foi…), les témoins masqués, donc, ont disparu quand la défense d’Emilio a pu montrer que l’accusation avait juste « mis une cagoule à des flics » jouant le rôle d’informateurs secrets. Des témoins de moralité sans morale en somme. Et sans ces têtes de nœuds, il ne reste plus grand chose au ministère public à produire devant le tribunal.
J’aime bien parler avec Emilio. Il a un discours très intéressant, très réfléchi, sur la lutte Mapuche. Sur les divisions internes du mouvement, sur les visions différentes du combat, sur les objectifs… Il y a selon lui, trois « cibles » distinctes des attaques des peñi :
– les petits propriétaires non mapuches, qui n’ont souvent qu’une petite parcelle, juste suffisante pour survivre. Il faut les intégrer à la lutte car le territoire est ouvert à tous, tant qu’ils respectent la terre. Eux aussi subissent la pauvreté, les violences policières, la pollution des entreprises forestières… Prolétaires de tous pays unissez vous !
– les latifundistes, comme Urban et Martín à Ercilla. Ceux-ci ont pignon sur rue, sont riches, souvent élus (députés, sénateurs), ont leurs entrées dans la presse en général et à la télé en particulier. Ils ont la maîtrise de la communication. À chaque incendie de forêt, ils s’épanchent devant les caméras, pauvres paysans victimes de la violence de terroristes sans scrupule. Sans preuve, bien entendu. Mais ils ont l’air tellement sympa, proches du peuple (qu’ils méprisent). De quoi faire chialer la ménagère et hurler à la peine de mort n’importe quel beauf. L’année dernière, j’ai assisté médusé à une interview de 15 minutes, en direct, pendant laquelle Urban se disait attaqué sempiternellement par la racaille de Temucuicui (alors que les baraques de ladite racaille n’arrêtent pas de cramer ainsi que, comme par hasard, des bosquets de bois natifs échappant aux grands propriétaires !), qu’il avait peur pour sa famille, et que, dans ces conditions, on pouvait comprendre « qu’il était toujours armé » et qu’il « n’hésiterait pas à tirer sur le premier inconnu s’approchant de sa maison ». Pur acte de légitime défense, donc. On voit ce qui est arrivé à Guido du côté de Temuco : 28 balles dans le corps. La gueule de la légitime défense !
– les fonds forestiers. Grosses multi nationales, sans visage, qui discutent directement avec la présidence ou le ministère de l’intérieur. Ils ont des centaines de milliers d’hectares, sous la protection de l’élite de la police. Celle-ci est armée de ce qui se fait de mieux, armes de guerre, visé laser, lunettes infra rouges, blindés (dont un modèle qui vient de France, le pays des droits de l’homme du plus fort), drones… Formation par ce qui se fait de mieux en matière de belles ordures : Israël, USA, Colombie… Je suis presque déçu de ne pas entendre le nom de la France comme probable école de saloperies. On aurait perdu de notre superbe après la mort d’Aussaresse ? Le problème de s’attaquer à la Forestalc’est que les journaux aux ordres ne parlent pas des attaques de ces forêts ni de la militarisation de celles-ci.
L’opinion publique, gavée à la désinformation – un travail de sape digne d’un Pernaut – ne voit les mapuches qu’en sauvages s’attaquant à des paysans. Pas en défenseurs de leur territoire et d’un écosystème face à des multi nationales qui s’accaparent terres, bois, eaux… Dans le mouvement, on parle même de passer à la lutte armée – ce qui n’est pas encore le cas – histoire de radicaliser un peu tout ça. Que les morts ne soient pas que d’un seul côté. Mais comme dit Pato : « prendre les armes, oui, mais pour gagner. Pas pour faire la guerre. » Bon, vu que les forces en présence sont loin d’être égales, on continue à faire chier les forestales avec des départs de feu et à faire des barrages sur les routes pour que les flics aient au moins une occupation…
C’est sur cette heureuse pensée que nous reprenons la route, non sans avoir salué comme il se doit la Chepa qui vit non loin de là. Direction Angol, où la fête se doit d’être plus folle…
Lonko (ou Longko) Juan Calfunao |
Rivière qui borde la communauté, bientôt plein de bon gros barages ! |
Une tour de flic au milieu de la forêt. Pas pour surveiller les incendies. |
Des milliers d’hectares de forêts… |
… après le passage des bucherons. |
Route barrée. |
Camp policier au milieu de… rien. |